"Sur le bout de la langue" : dans les coulisses de la photo lauréate du concours La Preuve par l’image
Anne Hermes et Andrés Felipe Lara sont lauréats du Grand prix du jury du concours La Preuve Par l’Image 2023, pour leur photo Sur le bout de la langue. La chercheuse et le doctorant nous ouvrent les portes de leur laboratoire, qui fête ses 50 ans cette année (le 13 juin 2024).
Légende : Ceci n’est pas une séance de torture mais une expérience totalement indolore visant à décrypter les mécanismes subtils de la production de la parole. Grâce aux capteurs collés sur la langue et les lèvres de cette personne, elle-même placée dans un champ électromagnétique de faible intensité, il est possible d’enregistrer les mouvements de ces organes articulatoires. Et de visualiser ainsi la manière dont la langue et les lèvres se coordonnent pour prononcer des sons et des suites de sons particuliers. Au travers de cette expérience, les chercheurs entendent développer des méthodes d’apprentissage d’une langue étrangère plus efficaces en comparant la chorégraphie des organes articulatoires d’individus bilingues avec celle d’apprenants tardifs.
Récompensée par le Grand prix du jury au concours La Preuve par l’image 2023, la photo d’Anne Hermes et Andrés Felipe Lara arrive à point nommé pour célébrer les 50 ans du Laboratoire de phonétique et phonologie (LPP)1 , le seul en France focalisé sur ces deux disciplines. Le cœur de ses recherches se situe dans l'ensemble des domaines de la phonétique expérimentale et de la phonologie, englobant la phonétique clinique, la typologie, l'acquisition et le multilinguisme, le traitement automatique des langues, ainsi que les bases expérimentales de la phonétique. Organisé chaque année depuis 2010 par le CNRS et l’Association francophone pour le savoir (Acfas), ce concours était pour les deux scientifiques une opportunité de « rendre la recherche visuelle et artistique ».
Le modèle choisi pour la séance photo ? Leur principal outil de travail, la machine « EMA », pour « articulographie électromagnétique ». A l’aide de capteurs, elle est capable de suivre les mouvements précis de la langue, de la mâchoire, des lèvres (entre autres), et de quantifier ces gestes articulatoires, ce qui ne serait pas possible avec d’autres méthodes. Elle effectue pour cela des mesures en 3D en plus de deux angles directionnels (phi, theta), et de divers paramètres (distance, amplitude, vélocité…).
- 1Unité mixte de recherche (UMR 7018) du CNRS et de l’Université Sorbonne Nouvelle
Les capteurs – assez petits et légers pour ne pas gêner la parole – sont collés sur différentes parties du visage et de la langue. Deux capteurs derrière les oreilles et un entre les sourcils suivent les mouvements de la tête, ces capteurs de référence servant à corriger les mouvements involontaires des participants. Deux autres capteurs sont généralement placés sur les lèvres et trois sur la langue : à la pointe, sur le dessus et à l'arrière. Deux capteurs supplémentaires peuvent être placés de chaque côté de la langue pour analyser ses mouvements latéraux. Après l'enregistrement, un capteur porté sur le pouce du participant permet de tracer la forme du palais.
La photo Sur le bout de la langue a ainsi été prise dans le cadre d’une étude pilote, publiée en 2023, pour la thèse de Andrés Felipe Lara, qui est actuellement doctorant en troisième année. L’objectif était de mesurer – de manière quantitative – et de comparer les stratégies articulatoires de trois catégories de locuteurs : des apprenants tardifs, ayant appris une deuxième langue après un certain âge ; des bilingues simultanés, ayant acquis deux langues dès la naissance ; et des locuteurs natifs, ne parlant qu’une seule langue.
La participante de la photo gagnante est une bilingue qui apprend depuis peu le français. Son cas a été comparé à celui d’un locuteur non natif disposant d’un plus long temps d’exposition au français. La durée d’exposition exercerait une influence sur la localisation des cibles articulatoires et sur la complexité des gestes articulatoires. Les locuteurs natifs ont ainsi tendance à faire des raccourcis, avec des schémas plus simples et efficaces, tandis qu’un apprenant tardif aurait une approche plus « maladroite » due à une charge cognitive plus élevée.
Le doctorant étudie les consonnes rhotiques, soit le son « r », un son articulatoire complexe acquis souvent en dernier. Il se concentre plus précisément sur l’anglais et le français, deux langues pour lesquelles ce son est produit de manière très différente en faisant intervenir des parties distinctes de la bouche et de la langue.
Le but est de répondre à un certain nombre de questions : comment s’établit la relation entre l’information auditive (reçue en tant qu’apprenant) et l’information motrice (intégrée dans la production de la parole) ? Laquelle de ces informations est privilégiée par les apprenants ? Comment les bilingues simultanés ou natifs parvient-ils à maintenir un équilibre entre les deux langues au cours de leur vie - et un apprenant tardif peut-il atteindre le même niveau de maîtrise ?
A terme, les résultats de ces recherches – à travers des données à disposition des orthophonistes ou professeurs – pourraient s’appliquer à la remédiation de la parole en traitant les troubles d’acquisition ; et à l’apprentissage des langues étrangères, pour aider à améliorer la prononciation par exemple. Un objectif d’autant plus pertinent que Andrès a un parcours de professeur de langues, tandis que sa directrice de thèse est aussi orthophoniste.
De son côté, Anne Hermes prépare son projet ANR (INSPECT) sur le contrôle moteur de la parole et le vieillissement, avec des participants français âgés de 30 à 90 ans. Ce projet vise à collecter des données sur la production de la parole et la respiration vocale à l'aide du système EMA AG501. Dans une publication récente, Anne Hermes et ses collègues ont démontré que la respiration peut également être mesurée avec ce système EMA. L'objectif principal de ce projet est de caractériser l'effet du vieillissement sur le contrôle moteur de la parole et d'établir un lien analytique entre la variabilité de la production et de la respiration de la parole et la stabilité des structures linguistiques.
Les résultats de cette étude fourniront de nouvelles connaissances sur le vieillissement et le contrôle moteur de la parole, ainsi qu'une référence importante pour comprendre les troubles de la parole. Dans un autre projet en collaboration avec l’Université catholique de Louvain Leuven et Paris 8, Anne Hermes étudie les mécanismes de compensation chez les personnes atteintes du syndrome de Moebius (un type de paralysie faciale congénitale).